VOL DE NUIT, ANTOINE DE SAINT EXUPERY

Publié le par thierno ly professeur de français et doctorant à l'USL

 

  murs-peints25.jpgL'action etle travail dans VOL DE NUIT d'Antoine de Saint Exupery

 

  INTRODUCTION

L’entre-deux-guerres a suscité dans la littérature française un regain de thèmes idéalistes se fondant sur l’héroïsme et l’espoir sans cesse convoités. Les influences de la guerre ont sans doute marqué les esprits de beaucoup d’écrivains de cette époque. On se rappelle toujours la littérature engagée des surréalistes comme Henri Michaux, René Char, André Malraux, etc., au côté des peuples opprimés du monde. Et comme un intrus dans un cercle encore réservé à une élite idéaliste, un romancier atypique, Antoine de Saint Exupery, vient initier une forme de récit fondé sur l’action et le travail,  que beaucoup de critiques littéraires ont considéré comme une épopée des exploits guerriers de pilotes au service de leur pays et de l’humanité. En vérité, Vol de nuit peut être considéré - aussi paradoxal que cela puisse paraître - comme une épopée autobiographique où Antoine de Saint Exupery à travers les pérégrinations nocturnes et périlleuses de Rivière, Fabien et Pellerin, a voulu discrètement relater les siennes pour développer sa philosophie de l’action et du travail qui feront l’objet de notre étude ; Auparavant, permettez-moi d’abord de clarifier les concepts de l’action et du travail.  

             I.      Essai de définition de l’action et du travail

A.    Qu’est-ce que l’action ?

Le sens de l’action ne peut être mieux compris que dans sa dimension philosophique. Sans verser dans un débat trop confus, polémique et hermétique, on peut simplement se fonder sur une conception existentialiste de l’action. En effet dans la philosophie existentialiste, l’action fait jaillir l’homme hors de lui-même, le pousse à s’assumer et à s’affirmer ; la preuve de l’existence dépend donc de la nature de l’action accomplie. Dès lors, comme le pense Jean Paul Sartre,  l’homme n’est « rien d’autre que l’ensemble de ses actes (…) » (L’existentialisme est un humanisme). Cette conception de l’action n’est pas trop loin de celle de Saint Exupery qui affirme dans Citadelle : « tu loges dans ton acte même. Ton acte c’est toi ». Elle devient un humanisme, non pas un humanisme qui prend le parti de l’homme, mais celui qui permet à chacun de se distinguer de l’autre ; En vérité, l’action fait que « l’homme se distingue de l’homme », dit Saint Exupery (Terre des hommes) comme, du reste, chez Jean Paul Sartre qui pense que « l’homme n’existe que dans la mesure où il se réalise ». L’accomplissement de soi par l’action est même une exigence morale qui permet à Saint Exupery de rencontrer Nietzsche à travers la notion philosophique du surhumanisme, même s’il reste moins attaché au surhomme Nietzschéen qu’à l’idéal auquel il donne sa vie par l’action. A ce propos, De Galembert affirme :

« Il s’agit d’une morale exigeante – qui ne réclame rien moins que la perfection – et donc aristocratique, au sens étymologique (de ce qui est le meilleur). (…) l’homme de Saint Exupery est une sorte de Surhomme »

(Idée, Idéalisme, Idéologie dans les œuvres choisies de Saint Exupery, p. 14)  

Il ajoute :

« Et Saint Exupery souffre des mêmes équivoques, puisse que, comme Nietzsche avec le surhomme, lui aussi prône l’homme supérieur qu’est l’homme »

Mais le sens de l’action, ainsi « surhumanisée », ne saurait ignorer les limites de l’homme qui n’est pas hors de portée de la mort, par exemple. En réalité, l’action trouve tout son sens dans sa relation au travail.   

B.     Qu’est ce le travail ?

Dans la philosophie antique, notamment dans celle d’Aristote, le travail est conçu comme une activité dévalorisante propre à l’esclave dont la mission est uniquement d’être productif. Cette conception du travail pose le problème de l’aliénation et de la contrainte, et fait du travail une activité dépréciative d’une nécessité asservissante. Par contre, la critique moderne voit la conception du travail évoluer de l’aliénation à une activité qui permet à l’homme de se libérer des contraintes sociales. Ainsi la philosophe Hannah Arendt affirme :

« L'époque moderne s'accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société tout entière en une société de travailleurs. C'est une société de travailleurs que l'on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté »

S’opposent alors deux notions : l’aliénation et la liberté, pour définir le même concept. Même si l’homme travaille par nécessité, il reste qu’en acquérant une liberté, celle d’échapper à « l’horreur économique », par exemple, (pour reprendre la formule Arendt), il en perd une autre, celle de la nécessité de travailler.

          II.      L’action dans VOL DE NUIT

L’interrogation récurrente dans Vol de nuit, c’est le rapport du héros, Rivière et de son équipe, à l’action qui, au fond, relève du domaine du sacré, voire de l’idéalisme héroïque incarné par Saint Exupery dont les actions ont toujours été inhérentes à l’assumation de tâches qui aboutissent au don de soi et, qui restent liées à l’exploit. A ce propos, Joseph LLapasset affirme :

« Pour Saint-Exupéry le héros c'est celui qui a compris que toute action relève d'un absolu et que la grandeur du héros c'est de laisser la meilleure part à cet absolu bien que le fondement de l'absolu lui échappe dans l'obscurité du nihilisme contemporain. (…) découvrant sa solitude, le héros loin de la fuir l'assume comme seule source possible de sa grandeur : et par un paradoxe l'action continuée l'environne de sens et entraîne ses compagnons de route. »

Rivière et ses compagnons n’échappent pas à cette conception philosophique et idéaliste de l’action, ainsi sublimée et érigée au comble du courage et de l’héroïsme suprême. Il explique dans Vol de nuit :

« Nous agissons, pensait Rivière, comme si quelque chose dépassait, en valeur, la vie humaine... »[1]

Cette volonté de pousser l’action jusqu’à son paroxysme est comme un leitmotiv chez Antoine de Saint Exupery qui pousse ses personnages à vaincre la peur pour mieux affronter, non seulement les mystères de la nuit, mais surtout les multiples remparts qui jalonnent leur itinéraire d’aviateur. Ainsi Pellerin sous l’emprise de la tempête (p35-37) et Fabien qui lutte encore alors qu’il se sait perdu (p145) gardent lucidité et sang-froid même face aux éléments déchaînés qui les assaillent. Cette quiétude face à la mort en fait des héros de l’ombre. Leurs actions relèvent du domaine de l’absolu, car  chaque action devient le prétexte d’un combat épique contre des ennemis inconnus, invisibles et imprévisibles (le cyclone, la tempête, le vent, la neige, etc.) :

« La lutte dans le cyclone, ça au moins, c’est réel, c’est franc » (p.25)

 Les actions des personnages sont donc déterminées par leur spontanéité et restent liées à un instinct de survie ; Car chaque geste peut mener au chaos. C’est pourquoi le combat de Rivière contre les flammes reste encore indélébile dans la mémoire du héros de Vol de nuit qui «  Se rappelait seulement s’être débattu avec rage dans les flammes grises » (p. 37)

Sa profonde conviction est que l’action naît de rien et ne vise aucun but ; En effet, Rivière pense que « l’action ne se justifie pas ». Et dans Vol de nuit, elle est entretenue par l’instinct de survie des pilotes qui luttent perpétuellement contre le danger devenu permanent. Finalement, l’action semble s’inscrire dans une routine guerrière dont l’aboutissement est souvent périlleux. Ainsi elle devient une morale de l’existence qui fait jaillir les aviateurs hors d’eux-mêmes et les poussent à se surpasser face aux épreuves. La disparition de Fabien en est une parfaite illustration. C’est pourquoi De Galembert explique :

« Ainsi la morale de Saint Exupery est une morale de l’action (l’action étant envisagée comme l’ensemble des actes) »

Elle est alors un rempart sûr contre la mort, contre tous les dangers, car elle n’a pas de finalité précise ; elle n’est le produit ni la conséquence de rien. Elle est sans cesse convoitée par Rivière et ses compagnons qui éprouvent comme dans l’acte héroïque une sensation guerrière qui pousse à l’exploit. Mais quelle que soit la nature des actions accomplies par les personnages, elles demeurent liées à leur travail.

       III.      Le travail dans VOL DE NUIT

Dans Vol de nuit, on retrouve une double conception du travail, même ambivalente, celle de l’épanouissement et de la contrainte. En effet le rigorisme de Rivière tient au fait que le travail parfaitement accompli procure du bonheur et permet à l’homme de s’épanouir ; il pousse à la perfection et favorise l’émulation comme chez Hésiode qui lui avait donné une valeur épique et poétique :

« Cette émulation, qui concerne aussi bien le potier que le mendiant ou le poète, a pour prix l'excellence au sein de chaque corps: il s'agit d'être le meilleur en tirant le meilleur de soi-même, et c'est bien ce que reprendra Platon. Ici, comme chez Homère ou chez les tragiques, le travail n'est pas honteux dans la mesure où l'homme s'y épanouit en accomplissant les puissances que la nature a mises en son être; »

Or, Saint Exupery a toujours pensé que le travail permet à l’homme, non seulement de s’affirmer, mais surtout d’être heureux. Dans son esprit, c’est par le travail que l’homme s’accomplit, et surtout le travail actif et responsable, celui du devoir de réussite qui bannit l’échec et pousse les aviateurs de Vol de nuit, sous l’impulsion de Rivière, à se surhumaniser. A ce sujet, André Gide explique dans sa préface :

«  Le héros de Vol de nuit, non déshumanisé, certes, s'élève à une vertu surhumaine. (…) ; mais ce surpassement de soi qu'obtient la volonté tendue, c'est là ce que nous avons surtout besoin qu'on nous montre ».

Cette réflexion donne au travail un sens philosophique lié à l’idéalisme et à la vertu. Le sens du devoir devient pour les aviateurs une source de bonheur auquel Saint Exupery donne un sens particulier. En effet le bonheur devient, non pas la pleine jouissance de tous ses moyens et facultés, mais la capacité de l’homme à assumer une tâche dont la finalité est de servir uniquement. Ainsi la contrainte, considérée comme source d’aliénation dans le travail, est paradoxalement accepté par le héros de Vol de nuit comme celle qui libère et crée le bonheur des aviateurs ; Ce qui est considéré comme contrainte devient un devoir à accomplir, ni plus ni moins. C’est pourquoi André Gide pense :

« Plus étonnante encore que la figure de l'aviateur, m'apparaît celle de Rivière, son chef. Celui-ci n'agit pas lui-même : il fait agir, insuffle à ses pilotes sa vertu, exige d'eux le maximum et les contraint à la prouesse. (…) Je lui sais gré particulièrement d'éclairer cette vérité paradoxale, pour moi d'une importance psychologique considérable : que le bonheur de l'homme n'est pas dans la liberté, mais dans l'acceptation d'un devoir. Chacun des personnages de ce livre est ardemment, totalement dévoué à ce qu'il doit faire, à cette tâche périlleuse dans le seul accomplissement de laquelle il trouvera le repos du bonheur. »

Et quand le travail aliène, c’est tout l’espoir de vivre qui s’envole. Il se pose alors une question d’ordre existentiel : comment survivre face au danger et à la mort ? Et l’angoisse quotidienne et nocturne qui enchaîne les personnages de Vol de nuit dans l’exercice de leur travail n’est pas sans révéler leur drame existentiel qui frappe aussi leurs proches. La femme de Fabien vit chaque nuit la peur de perdre son homme dans le péril des airs ; le moindre retard dans l’accomplissement de sa tâche l’enchaîne dans une sorte de psychose frénétique. Le narrateur explique à propos d’elle :

« La nuit de chaque retour elle calculait la marche du courrier de Patagonie (…) puis se rendormait (...) » (p.125)

Le travail faisait ainsi perdre aux personnages de Vol de nuit le sens de la vie sociale et familiale, voire leur humanité. Le moment même de son exercice, la nuit, est une privation supplémentaire des plaisirs élémentaires de l’être. Et l’angoisse de la femme ne relève pas simplement du choc psychologique mais d’un besoin charnel inassouvi.

« C'était un "Ah!"de chair blessée. Un retard ce n'est rien...ce n'est rien...mais quand il se prolonge...Elle se heurtait maintenant à un mur. Elle n'obtenait que l'écho même de ses questions » (p.126).

Et plus loin :

« Cette femme parlait elle aussi au nom d'un monde absolu et de ses devoirs et de ses droits. Celui (..) d'une chair qui réclamait sa chair, d'une patrie d'espoirs, de tendresse, de souvenirs. Elle exigeait son bien et elle avait raison. » (p.129)

On retrouve donc dans Vol de nuit cette vision antique du travail qui aliène, assujettit et éprouve l’homme. Vers la fin du roman l’idée de Fabien de faire taire sa radio est certes un acte banal mais qui frise la folie. Elle laisse le personnage dans une tourmente psychologique.

« Fabien lui (radio) casserait la figure à l'arrivée ».

« Fabien usait ses forces à dominer l'avion, la tête enfoncée dans sa carlingue »

 « Si lui même ouvrait simplement les mains, leur vie s'en écroulerait » 

« Il a remonté l'antenne, sûrement mais le pilote ne lui en voulait plus".

Cela ressemble bien à un jeu d’enfant ; c’est que l’épreuve et l’angoisse au travail, le poids de la responsabilité d’un probable échec, installe, au-delà de Fabien, tous les personnages de Vol de nuit dans une angoisse telle qu’il en perde la raison : Fabien affirme :

« Je suis tout à fait fou de sourire; nous sommes perdus »

       IV.      CONCLUSION

En définitive, on peut retenir que Vol de nuit est une épopée de l’héroïsme et du courage où l’action et le travail, de par leur complémentarité, donnent un sens à la vie des personnages. En vérité si l’action est la preuve de l’existence de l’homme, le travail lui permet de survivre. Car le travail d’aviateur des années 1930 n’était périlleux que par la nature des actions irréelles et  héroïques qu’il entraînait. Dans tous les cas, l’action et le travail ont fait poser à Saint Exupery le problème du conflit existentiel de la vie et de la mort que son courage et son sens du devoir n’ont pas transcendé puisque qu’il meurt comme Fabien en plein vol dans l’exercice de son travail en 1944.

 

 

[1] Saint Exupery, Vol de nuit, P. 13

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R
salut je voulais faire une fiche de lecture sur VOL DE NUIT
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F
je voulais avoir l humanisme dans vol de nuit si possible
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O
Votre commentairela quête du bonheur
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N
<br /> bjour monsieur ly, j ai lu ce dossier ki est vraimen interessan, j doi tenir une classe de troisiemme pour laa premiere fois et j aimerai vraimen l avoir comme support pour la preparation de mes<br /> cours associe a . merci<br /> <br /> <br />
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O
Votre commentaire la quête du bonheur
F
<br /> Bonjour je voulais faire un exposé sur echec et espoir svp.<br /> <br /> <br />
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