CHAPITRE II: Etude sociologique du personnage féminin

I. L’espace d’évolution de la femme

S’il est vrai que toute conception littéraire se réalise à l’intérieur d’un univers réel ou fictionnel au sein duquel se meuvent des spécimens humains qui assument la vision du monde qu’elle exprime, il n’en est pas moins important de rappeler que tout personnage littéraire, à fortiori le personnage féminin, ne peut être représenté que par rapport à l’espace physique et l’espace-temps à l’intérieur desquels il évolue.

L’espace d’évolution c’est donc le cadre où le personnage féminin s’épanouit ou s’accomplit dans des situations contextuelles bien définies et spécifiques. Il peut-être diversifié et délimité quand il est réel et vaguement désigné quand il est référentiel. L’espace est dit réel quand, choisi dans la réalité (la ville, la maison, etc.) il fait système dans le texte, et référentiel lorsque, choisi à partir de repères imaginés, il se justifie hors du texte. Ce qui est sûr c’est que l’espace d’évolution du personnage féminin est choisi à l’intérieur de la société où il évolue dans ses contextes ambivalents et déterminants dans sa représentation ; car selon Pius Ngandu Nkashama :

« Le romancier institue des relations privilégiées entre son héros et l’univers culturel, spirituel, social, anthropologique qui l’entoure. »

Il s’agit donc d’analyser les relations entre le personnage féminin et ces espaces-là, en mettant l’accent sur les influences du milieu par rapport au comportement féminin ; il faut alors se demander : comment ces espaces peuvent modifier soit positivement, soit négativement l’évolution de la femme ou déterminer son comportement ?

1. L’espace physique

a. L’espace conjugal : la famille

La famille est un maillon important de la société. C’est même l’élément de base à partir duquel le personnage féminin acquiert l’éducation, la formation et l’initiation qui vont déterminer le cours de son itinéraire dans la littérature sénégalaise. Sans elle l’existence n’a aucun sens selon Cheikh Hamidou Kâne dans les Gardiens du temple :

« L’homme n’existe pas sans la famille, sans la société. Je crois maître qu’il n’est pour les Diallobés pas de monde possible sans la famille, sans la communauté solidaire, sans la chaîne des générations » ( Les G T, p. 53)

Si donc la famille en tant que regroupement de plusieurs personnes, ayant entre elles des liens de sang, d’ethnie et de race etc., de manière générale, est si importante, l’espace à l’intérieur duquel ces personnes évoluent doit l’être encore plus : il s’agit de la maison. Plus que d’étudier les éléments qui composent la famille, il s’agit pour nous d’analyser l’évolution du personnage féminin à l’intérieur de ces espaces en miniature que sont la maison, la cuisine et la chambre, notamment les conditions et les situations dans lesquelles la femme évolue.

- la maison

L’espace de la maison dans Un bouquet d’épines pour elle et dans Les Tambours de la mémoire est varié. En fait le personnage féminin est mobile et évolue dans différentes maisons où a chaque fois il adopte un comportement spécifique au milieu. La maison apparaît comme un espace clos et restreint pour la femme qui y subit ses peines, mais aussi ses moments de bonheur. C’est pour elle le premier lieu où elle subit le premier drame qui va déterminer la nature de son évolution dans la littérature, soit positivement, soit négativement, en la marquant toute sa vie durant. Dans Les Tambours de la mémoire, le narrateur expliquant le comportement rebelle de Johanna Simentho nous dit :

« (…) il ne faut pas perdre de vue le terrible drame familial qui a marqué sa vie. » (Les T M, p. 150)

Cet espace est terne pour la femme ; Faatu le trouve même triste et chaotique, Cheikh Aliou Ndao explique :

« La maison paraissait triste sous cette pluie qui ne cessait de tomber. » (Un B E E, p.88)

C’est dans cet espace plus précisément dans la cuisine que Faatu sera victime du viol qui va bouleverser son existence. Cheikh Aliou Ndao nous explique comment dans cet espace dramatique pour le personnage féminin qu’est la cuisine, Elias allait définitivement souiller la jeune fille qui portera pour toujours la honte qui allait la détruire, en lui faisant perdre sa raison de vivre : sa virginité gage d’honneur, de considération et de respect pour elle et pour sa famille. C’est le début du drame de Faatu écartelée et désorientée dans cet espace où la femme est considérée comme un objet à tout faire surtout lorsqu’elle occupe des fonctions aussi dépréciatives que celles de ménagère. Elle devient alors comme Faatu l’objet de toutes les convoitises, y compris le produit sexuel de son employeur. Et quand elle perd dans l’exercice de ses fonctions ce qu’elle a de plus précieux, cela devient chaotique pour elle. Le narrateur affirme :

« Elias se leva brusquement de son divan, pénétra dans la cuisine. Faatu dormait profondément malgré le tapage de la tornade. Lorsqu’elle se réveillera, elle eut l’impression d’étouffer. Un énorme rocher lui écrasait la poitrine, une main de fer bâillonner sa bouche. Elle subit, elle ressentit une brûlure. (…) faatu sentit son bas-ventre se déchirer, elle perdit connaissance » (Un B E E, p. 109)

La cuisine fut donc pour elle l’espace où pour la première fois elle versa dans la souffrance, celle de l’adolescente meurtrie et dépouillée de sa jeunesse, mais aussi souffrance de l’adolescente violée, violentée pour l’assouvissement du seul plaisir d’un homme veule.

Il faut aussi noter que la cuisine est un espace bicéphale pour Faatu. En plus du drame qu’elle y a subi, cet espace constitue pour elle un lieu de travail la journée et une chambre à coucher le soir. Nous imaginons l’étroitesse des lieux qui ajoutent dans l’aspect déjà contraignant et coercitif de cet espace. Cela lui donne sans doute l’image désagréable d’une femme réduite à de strictes conditions de vie, ravalée à la situation d’un personnage de seconde zone, soumise et exploitée et condamnée à vivre comme une simple domestique. De ce point de vue, l’espace de la cuisine est révélateur du statut concédé au personnage féminin un rôle aussi dégradant que celui de domestique. Pour Faatu la cuisine est tout, à la fois un espace de labeur et de repos ; en effet, dit le narrateur :

« Faatu, qui pourtant ne dormait que sur un matelas posé à même le sol dans la cuisine (…) » (Un B E E, p. 47)

Dans cette maison de Elias, espace de privation pour elle, Faatu était surexploitée. Les règles du travail n’étaient pas clairement définies pour elle. Elle était victime de son innocence et de son manque d’expérience dans un monde impitoyable et injuste. Elle y accomplissait un travail sans répit :

« Faatu allait de la boutique à la cuisine, lavait les petits, accompagnait à l’école les enfants qui en avaient l’âge, surveillait les clients sans s’approcher du tiroir, elle changeait de fonction selon la volonté et l’humeur de Mme Elias » (Un B E E, p. 49)

L’espace de la maison est étouffant et éprouvant ; c’est un milieu où il lui est difficile de s’affirmer, encore moins de s’épanouir. De plus, il y a la mésestime des autres personnes qui composent cet espace, Faatu ne jouit même pas de la moindre considération de leur part, à la limite elle n’est considérée que comme une « bonne », stricto sensu, taillable et corvéable à merci. Le personnage féminin évolue dans ce milieu, obligé de subir le poids d’un complexe de supériorité qu’exercent sur elle ses employeurs. Ecrasée et diminuée, Faatu n’a d’autres alternatives que d’accepter les réalités de cette maison où elle est consciente qu’elle devrait subir en silence le poids des autres, car :

« Faatu n’était pour eux qu’une bonne, presque une esclave, ils étaient trop jeunes pour savoir qu’elle était une personne respectable venue travailler pour gagner honnêtement sa vie. Ils la taquinaient, la rudoyaient, tiraient ses habits sous prétexte de jeu, sous les yeux de Mme Elias qui trouvait cela naturel. » ( U n B E E, p. 47-48)

Elle n’a pas son mot à dire, elle est programmée comme une esclave pour obéir aux ordres du maître. Elle laisse dans cette maison sa personnalité, son humanité ; elle est simplement réduite au silence. Le narrateur ajoute :

« Elle avait à exécuter des ordres, sans prérogatives ni initiative » ( Un B E E, p. 48)

La même expérience, Johanna, dans Les Tambours de la mémoire, la vit plus ou moins, dans la maison de Madické Sarr. Elle connaît comme Faatu une situation de domestique et n’est considérée que comme telle avec toutes les considérations avilissantes qui s’y prêtent.

La maison contribue donc à la dépersonnalisation et à la dépréciation du personnage féminin à qui on attribue des rôles qu’il incarne dans des conditions particulièrement épouvantables. Les choix de Boubacar Boris Diop et de Cheik Aliou Ndao de faire vivre leurs héroïnes dans des maisons où tout contribue à les anéantir, aussi bien l’austérité du milieu que les exigences de convenances sociales qui y ont trait, expliquent leur désœuvrement. Faatu et Johanna habituées aux milieux traditionnels ont du mal à évoluer brusquement dans des maisons où les cultures et les mœurs sont occidentalisées. En effet, pour Johanna chez Madické Sarr comme pour Faatu chez les Elias, la vie est plate et oppressante ; Cheik Aliou Ndaoo dit à ce sujet :

« (…) chez les citadins, l’ennui expliquait (…) le comportement de la plupart (…) copié sur des films et des revues qui avait envahi leur univers avec des mœurs importées. » (Un B E E, p. 24)

La maison est aussi pour Faatu un espace de perdition, de débauche mais surtout le lieu où en tant que femme, elle peut s’épanouir librement sans risquer de buter au contrepoids social. La maison est pour elle source d’angoisse et lui donne le sentiment d’avoir sacrifié une bonne partie de son honneur, sa dignité à l’intérieur de cet espace où décidément tout s’enchaîne dans le libertinage ; elle reconnaît :

« (…) il suffit de me retrouver dans cette enceinte (sa maison) pour éprouver du chagrin sans savoir pourquoi. » (Un B E E, p.213)

Dans ces conditions, la maison semble être pour le personnage féminin, un espace de liberté, plus exactement de libertinage où tous les excès sont permis et accomplis à l’insu de la société. Dans cet espace, certes privatif parce qu’étroit et étouffant pour lui, Faatu mène une vie libérée aux goûts et aux plaisirs simples, aux escapades et aux soirées folles et excessives, le tout dans la discrétion. L’auteur d’Un bouquet d’épines pour elle nous apprend :

« Elle recevait ses amis dont le député, et menait une existence de fête et d’orgies quand elle en avait envie. Désormais que le va-et-vient de nombreuses femmes qui bourdonnaient de chez Faatu cachait consommation d’alcool, adultères, trafics d’influences et interventions politiques, Ibra s’en émut. » (Un B E E, p. 136)

Pourtant cet espace n’est pas exclusivement négatif pour le personnage féminin puisque c’est à l’intérieur de celui-ci que Anta, la cousine de Faatu mène une existence réglée, conformément aux enseignements qu’elle a reçus du village et, que les tentations de la ville qui ont contribué à les faire perdre à Faatu, n’ont pas pu paradoxalement bousculer en elle. Elle est restée intacte et heureuse dans la stricte mesure d’une vie réglée à la villageoise même à l’intérieur de la maison bruyante de Faatu. En effet, Faatu avait :

« (…) découvert chez sa cousine une certaine maturité, une audace, un savoir faire qui dénotaient un apprentissage impitoyable de l’existence à Ndakaaru. » (Un B E E, p. 284)

Anta est une exception de sérénité dans de cet espace de mondanités excessives et inaltérables, puisqu’elle a su malgré tout rester elle-même. Elle avait su garder et préserver les valeurs durement acquises au village et que Faatu avait facilement perdues dans l’intimité de sa demeure. Elle avait refusé de se découvrir, de s’emporter dans une vie de façade pour sauver sa face ; Non ! Elle avait dû murmurer sans complexe ce mot pour repousser dans le respect, les sollicitations et les invitations des amis de Faatu et cela malgré les incitations de Gawlo, le griot qui fréquentait la maison de celle-ci. Elle s’est repliée sur elle-même comme pour se défendre des multiples tentations de la vie moderne, consciente de ses faiblesses et de son incapacité à les affronter. Son combat c’était de réussir à sortir indemne de cet environnement malsain et vicieux dans lequel elle était condamnée, mais aussi de permettre à sa sœur de relever la face. Cela Faatu l’avait remarqué chez elle et subrepticement elle lui vouait un profond respect ; Cheik Aliou Ndao aussi l’a noté :

« Elle regarda sa cousine et admit qu’elle était une femme ignorant la faiblesse et le découragement puisqu’elle avait su sortir d’un cercle infernal. » (Un B E E, p. 160)

Quant à Faatu, elle est bien consciente des écarts de leurs vies à l’intérieur du même espace et regrette que :

« (…) en faisant construire ma maison je ne savais pas qu’elle aurait un jour l’aspect d’un tripot clandestin. » (Un B E E, p. 283)

Cette comparaison donne de la maison un aspect dégradant pour le personnage féminin ; elle rend l’image de cet espace, ignominieuse pour la femme, où pourtant Faatu est obligée de vivre.

La maison est aussi pour la femme mariée un lieu de soumission, d’obéissance à l’autorité maritale. Elle y perd sa liberté, ses responsabilités et ses capacités d’entreprendre seule sans l’injonction du mari. Marié, le personnage féminin est à la limite condamné à se conformer aux humeurs de son homme qui le tient par le cou, par l’excès de ses prérogatives que lui a attribuées la société. Aucune marge de manœuvre pour la femme mariée, aucune liberté ne lui est concédée. Le narrateur nous apprend dans Les Tambours de la mémoire :

« Adja Deguène (la femme de Madické Sarr), l’épouse modèle, c’est-à-dire docile et terrorisée, assise du matin au soir sous le grand manguier au centre de la cour. » (Les T M, p. 102)

La maison de Madické Sarr est pour Adja Deguène contraignante au lieu d’être pour elle un havre de paix où elle pourrait jouer son plein rôle de maîtresse de maison. Elle peut même parfois y subir des sévices des brimades et des mauvaises conditions de vies ; et son droit le plus élémentaire est souvent bafoué à dessein par l’homme. N’est-ce pas l’expérience que nous révèle Abi, personnage féminin de second plan dans Un bouquet d’épines pour elle ? Pourtant une femme dont on reconnaît l’intégrité et la dignité à travers ce qu’en dit Cheik Aliou Ndao :

« (…) Abi, femme digne et respectable. Célibataire après une vie conjugale mouvementée où elle n’avait pris que brimades et réprimandes. » (Un B E E, p. 141)

Quant à Aram la première femme de Ibra dans Un bouquet d’épines pour elle, elle est abandonnée par son mari pour la joie éphémère d’un second mariage avec Faatu. Confinée dans sa maison, elle est abrutie par les travaux ménagers, l’entretien de ses enfants et les difficultés de la vie de misère qu’elle est obligée de mener en l’absence du mari. Elle révèle une image positive de la femme au foyer, courageuse et rigoureuse. Elle se résigne à assumer une vie pénible et solitaire avec l’absence de son mari à qui elle reste pourtant fidèle malgré tout. A travers son personnage Cheik Aliou Ndao a voulu sans doute rendre un hommage à la femme, en donnant un bel exemple aux hommes qui se croient au dessus d’elle. Ibra lui-même reconnaît sa bravoure en ces termes :

« Elle ne cessait de se démener de l’aube au crépuscule portant un bébé sur le dos, tenant un enfant de deux ans sur les genoux et donnant à manger à un autre plus âgé, son existence se réduisait à l’entretien d’une ribambelle qui ne sortait pas de nombreuses maladies. » (Un B E E, p. 137)

Elle apparaît donc à l’image de Deguène la femme de Madické Sarr, comme une femme docile se contentant de subir, sans aucune forme de contestation, car Cheik Aliou Ndao la présente comme :

« (…) Une personne calme et sans problèmes. Une bonne mère de famille qui le comprenait et ne réclamait rien » (Un B E E, p.138)

Dans la cellule familiale le personnage féminin semble écrasé, réduit à se soumettre au pouvoir mâle qui ne se soucie guère de ses droits parce que mu par la volonté de dominer pour affirmer et marquer sa puissance par rapport à lui. A L’intérieur de cet espace la femme doit être douce, domptée et malléable pour le mari. Parlant de l’influence sur elle de son premier mari, Paa Diallo, Faatu pense :

« Il me semblait que j’étais devenue l’esclave, la chose de mon mari. Qu’il puisse disposer de tous mes instants (…) ma nouvelle vie était réglée sur un va et vient matinal entre le marché et notre domicile, la cuisine, le linge, les courses, (…).» ( Un B E E, p.244)

Fadel quant à lui explique ironiquement l’angoisse et la peur existentielles qui habitaient sa mère quand elle croyait avoir dérogé à ses obligations comme les rares fois où elle enfreignait les « lois » de son mari en dépassant l’heure où le repas doit être servi, par exemple :

« Ma mère commence à s’affoler : 12 heures 30 pile, selon un rite tyranniquement imposé par Madické, le déjeuner doit être servi. (…). Elle se prend la tête entre les mains, écrasée d’avance par la honte d’avoir désobéi à son seigneur et maître. Elle l’entend déjà lui hurler les insultes en français, les yeux flamboyants, les lèvres tremblantes et le visage défiguré par la colère. » ( Les T M, p. 101)

Le personnage féminin enfermé dans cet espace de la maison est anéanti et meurtri sous le poids de l’homme qui le domine. Cependant cette soumission du personnage féminin à son mari n’est pas une constante dans Un bouquet d’épines pour elle puisque Faatu et Mme Elias dominent exceptionnellement leurs maris.

L’exception c’est que Faatu exerce sur son mari une autorité certaine ; Ibra même en était conscient et acceptait en silence cette domination. Cheikh Ndao confirme :

« Il était bien conscient de sa position faible dans ce ménage. (…) il mesurait tout ce qui le séparait de sa femme, conditions sociales, fréquentation. » (Un B E E, p.35)

Cette domination de Faatu sur Ibra se comprend d’autant plus qu’elle avait accepté d’être la femme de ce planton justement pour échapper aux remontrances du milieu en masquant la vie de libertine qu’elle menait à l’intérieur de sa propre maison :

« Ibra était perdu avant de s’en rendre compte. Malgré ses réserves, ses condamnations, ses remontrances qu’il n’exprimait qu’en lui-même, il était conscient qu’il obéirait à Faatu sur tout » (Un B E E, p.138)

Si l’autorité de Faatu sur son mari est une exception, celle de Mme Elias sur le sien semble relever d’une tradition et de la culture orientale. Il apparaît clairement qu’il s’agit d’un milieu matrimonial où la femme gère tout à la place de l’homme qui ne se contente que de consommer et d’obéir. Faatu constate :

« dans cette famille de marmots (…) c’était la femme qui a l’œil sur tout (…) chez les Elias, seule la dame marquait sa présence (…) » (Un B E E, p. 4)

Les rares fois où l’homme agit, c’est pour reprendre ou faire transmettre et exécuter les ordres de sa femme. C’est pourquoi nous explique Cheik Aliou Ndao :

« Quand Mme Elias était présente, Faatu devenait une ombre devant le mari qui ne lui adressait la parole que pour répercuter les ordres de sa femme. » (Un B E E, p. 47)

A la lumière de ses deux exemples, il apparaît que l’espace de la maison, selon les conditions, les spécificités culturelles, peut ne pas être pour le personnage féminin un espace exclusif de privation. Faatu contrôle sa maison allant même jusqu’à y organiser des soirées orgiaques au su de son mari. Elle a une emprise certaine sur son mari qui apparaît pour elle comme un figurant, une sorte de paravent qui la protège du jugement de la société. De ce point de vue, elle assume un double rôle, celui d’une femme et du mari qui se contente de subir passivement. Les mêmes conditions d’évolution la femme les vit dans d’autres espaces plus restreints comme la chambre.

- La chambre

L’espace où peut-être, le personnage féminin peut se sentir le plus assujetti c’est la chambre conjugale. Faatu elle, à l’intérieur de la « baraque » de Paa Diallo vit le calvaire, l’angoisse d’une femme obligée de se coucher sur le même toit avec un mari à qui tout la lie sauf l’amour, paradoxalement. Elle va y subir les lois d’un mari vieux, dépassé, intransigeant et autoritaire. Ses moindres mouvements et gestes sont surveillés et décriés par celui-ci. Elle n’y connaîtra pas la liberté comme dans sa future demeure où libre, elle exercera sur son futur mari Ibra une autorité sans faille. Au contraire, la « baraque » de Paa Diallo est pour la jeune adolescente qu’elle fut, un espace de privation, de harcèlement constant et de repli sur soi. La nature coercitive de l’espace peut obliger le personnage féminin à ne pas se découvrir, à inhiber sa personnalité et à s’effacer au profit du mari auquel il se soumet en subissant ses lois. A cela s’ajoute la pauvreté des lieux. En plus de la misère qui y règne et qui l’installe dans l’ennui, le besoin, la monotonie et l’angoisse, Faatu ajoute :

« Diallo avait meublé sa baraque où trônaient deux lits adossés aux murs et se faisant face, une table recouverte d’une toile cirée portant bols, assiettes, cafetières et différentes boîtes, un plateau avec une théière et des verres.» (Un B E E, p. 182)

Encore plus étroite que la maison, cet espace est le lieu où la femme partage sa vie entre des moments de bonheur et de souffrance. Il n’est pas seulement coercitif et privatif, mais surtout un espace où s’accomplit le personnage féminin. Il y jouit au moins d’une certaine liberté en échappant, pour un instant et à l’intérieur de cet univers clos, aux différentes tentations venues de l’extérieur, et s’y affirme quelque fois comme un personnage autonome et émancipé. La femme y adopte des comportements différents selon des réalités du milieu. Pour les « bonnes » Faatu et ses compagnes : Nogoy et les autres, le premier espace d’évolution en ville est la chambre de Faas, chambre étroite et précaire où s’entassaient toutes ces femmes du village venues tenter leur chance en ville. Voilà comment Cheik Aliou Ndao nous décrit cet espace :

« Une chambre était louée par un groupe par nécessité, les lits n’étaient que des nattes posées à même le sol, parfois quelques-unes se payaient le luxe d’une paillasse ou d’un grabat en bois dur recouvert de sacs » (Un B E E, p. 42)

Du point de vue de la convenance sociale, ces femmes semblent évoluer dans un espace dépréciatif qui les dépersonnalisant davantage, les maintient dans l’austérité et les réduit au strict minimum. Faatu elle-même ne se plait pas dans cet espace qu’elle trouve d’une inconvenance indicible. Leurs conditions de vie sont à l’image de leur chambre, c’est-à-dire misérable. De même Ken Bugul est prise dans l’engrenage de la solitude et de la monotonie dans cet espace particulièrement étroit et sobre. Elle explique :

« C’était une petite chambre, avec un petit lit, une petite armoire, une petite table, une petite chaise et au-dessus du petit lit, une petite croix, le Christ »

Le choix de la chambre comme espace d’évolution peut être éprouvant pour le personnage féminin. Elle est un espace étroit et exigu où la moindre déconvenue peut-être pour la femme source de pression, ce qui la mettrait au sein de cet espace déjà invivable, dans une situation de suspicion et de tension latente. Faatu constate :

« la chaleur qui rayonnait d’habitude dans la chambre, les éclats de rire, les chants avaient cédé la place à une atmosphère morose où la tension planait sur tout geste » (Un B E E, p. 169)

En réalité la chambre de Faas est pour elle un espace multidimensionnel, à la fois de divertissement, de repos et de souffrance. C’est pourquoi à chaque fois qu’il leur arrive d’y vivre dans une atmosphère tendue, elles ne manquent pas l’occasion, quelques instants après, de profiter de l’animation et de la gaieté des grands jours pour fuir les affres de la vie, dans l’harmonie et la symphonie des cœurs et des esprits. Cela, Cheik Aliou Ndao ne manque pas de le souligner :

« La chambre reprit son animation habituelle avec ses bruits de joie, ses éclats de rire. » (Un B E E, p.175)

Il apparaît alors, au regard de ce qui précède, que la chambre est un espace où le personnage féminin subit ses peines et vit un drame quotidien. Telle qu’elle apparaît, aussi bien dans Les Tambours de la mémoire que dans Un bouquet d’épines pour elle, la chambre (pour Johanna Simentho comme pour Faatu et les autres personnages féminins étudiés) est un espace où la femme s’accomplit, s’aguerrit pour mieux affronter les réalités de la vie. C’est aussi un espace dans lequel elle laisse libre cours à ses fantasmes, par les vices et la promiscuité de tous ordres. Faatu par exemple en fuyant la chambre de Paa Diallo s’est retrouvée dans celle de Grégoire, pour y vivre en concubinage et dans l’adultère. C’est certes pour elle un espace de refuge et de fugue, mais un refuge incommode par rapport aux normes de la société et où, pour la première fois, elle goûte à l’alcool avant de sombrer dans une conduite pire :

« Grégoire accueillit Faatu sans lui poser de questions indiscrètes (…) et il vécut avec Faatu comme s’ils formaient un couple directement sorti de l’église (…)..» (Un B E E, p. 267)

C’est dans cet espace-là que commence la vie de débauche de Faatu. La fréquentation de milieux peu recommandables, d’espaces où tout se fait autour de la bouteille d’alcool, des simples discussions aux transactions les plus sérieuses, va entraîner Faatu avec la complicité de son concubin dans des vices inextricables pour elle. C’est le début pour la jeune villageoise d’une vie amorale fondée sur la jouissance. Cheik Ndao explique :

« Grégoire emmenait Faatu dans les boîtes des quartiers périphériques presque chaque samedi soir. C’est là que Faatu prit sa première bière. » (Un B E E, p. 267)

La chambre de Grégoire, plus qu’un espace d’évasion pour Faatu qui voulait échapper à l’emprise de Paa Diallo, est pour elle un lieu de perdition où elle adopte « (…) tout ce qui « était » rejeté par son milieu. » (Un B E E, p. 268)

Innocente et ignorant tout de ces milieux bouillants, elle va abandonner les enseignements du village et son mari au profit d’une vie sans retenue chez son concubin. Par habitude elle se plait et s’attache aux vices de tous ordres. Elle était devenue une femme méconnaissable comme une villageoise victime de la ville et perdue dans le flot de tentations dangereuses qu’elle lui avait proposées. En effet :

« La jeune femme découvrit un monde ignoré jusqu’alors, elle se rendit dans des associations où l’idée de rencontre ne se concevait qu’autour de la bouteille » (Un B E E, p. 268)

Ndella dans Les Tambours de la mémoire, ne vivra pas autrement avec Fadel que comme Faatu et Grégoire, dans le concubinage. A la différence de Faatu qui n’était pas préparée à cette vie de débauche, elle a semblé choisir son itinéraire par simple caprice d’une citadine trop gâtée et émancipée avant l’heure. Intellectuelle, elle conçoit la vie sous l’angle de la liberté et de la responsabilité individuelle. C’est le véritable prototype d’une femme moderne que l’espace de la chambre ne pousse pas à se livrer à elle-même, mais qu’elle a choisi sciemment pour marquer son émancipation. La chambre est un lieu qui lui permet d’assumer sa propre liberté à l’abri des regards indiscrets. Elle explique :

« (…) c’est la première fois que nous restions aussi longtemps ensemble, nous étions heureux et fébriles comme de nouveaux mariés. (…) en vidant force bouteilles de bières » ( Les T M, p. 229)

L’espace de la chambre offre donc pour le personnage féminin tous les aspects d’un lieu de passe mais, dans le contexte des œuvres du corpus, il s’agit plus d’un espace où la femme est abandonnée à elle-même. La constante c’est que, dans cet espace clos, la femme livrée à elle-même, à ses sensations et désirs incontrôlés, et à l’abri de tout regard indiscret, se laisse entraîner dans l’innommable. Dans son évolution la femme ne reste pas seulement confinée dans des espaces clos ou conjugaux, elle peut aussi évoluer dans des espaces ouverts que nous avons identifiés comme étant extra-conjugaux.

b. l’espace extra-conjugal

- L’espace moderne : la ville

D’une manière générale, la ville a toujours été pour le personnage romanesque dans la création littéraire un gigantesque espace d’évolution dont la fascination risque de le dévier de ses objectifs premiers. Carrefour incontournable où se rencontrent toutes les cultures, toutes les civilisations et toutes les spécificités du pays, et où se croisent aussi tous les spécimens humains, la ville apparaît pour le personnage féminin comme un haut lieu de perdition qui s’ouvre sur l’immensité du vide dans lequel il se sent isolé et solitaire, face à cette multitude et ses grandeurs inconnues susceptibles de l’engloutir et de l’enchaîner dans le gouffre insoluble du vice. A ce vaste espace, la femme donne l’impression d’un personnage déboussolé, perdu dans ses rêves, ébloui par cette incommensurable étendue de bâtisses en dur. Au premier contact avec la ville, elle erre et se cherche alors et, très souvent, se retrouve désarmée et anéantie, à la merci de celle-ci et de ses propres déboires. Elle y perd alors tout ce qu’elle a de sacré : sa dignité, sa personnalité et son honneur de femme, dans l’indifférence totale des citadins mus par un individualisme qu’elle ne comprend pas. Dans Les Tambours de la mémoire le narrateur explique :

« (…) La ville devenait un bourbier infect. Ndella ressentait cette incroyable saleté comme une humiliation personnelle, mettait à nu son impuissance à changer quoi que ce soit dans le pays.» (Les T M, p. 15-16)

La ville dès lors écrase de son poids démesuré et de sa force de séduction le personnage féminin. Elle devient pour la femme un bourreau infatigable qui l’assaille sans cesse en créant les conditions de sa souffrance et de son anéantissement. L’héroïne d’Un bouquet d’épines pour elle en subit passive, naïve et impuissante, le poids. Cheik Aliou Ndao explique comment Faatu au premier contact de la ville était apeuré en disant :

« La ville lui paraissait un monstre insensible prêt à écraser tout être qui n’accepterait pas de lui faire des concessions.» (Un B E E, p. 53)

Ce qui est encore plus dramatique pour la femme, c’est qu’elle arrive en ville ignorante et innocente, repliée sur elle-même dans ses timidités les plus vulnérables que la moindre tentation de la ville écrase. Néophyte, elle est déboussolée et elle nourrit, par rapport à cet espace qui lui paraît infini, un complexe né de la fascination de cette immensité compacte qui semble s’ouvrir vers l’inaccessible. Johanna Simentho, dans les Tambours de la mémoire, raconte sa première impression au contact de la ville en ces termes :

« Quand je suis arrivé ici à Dakar, la mer, justement… J’ai vu ses ces grandes maisons de pierre qu’éclaboussait le soleil, j’ai vu à quel point ces maisons ressemblent aux étrangers (murs froids et blêmes comme leurs visages, la pierre dure de leurs regards) et j’ai compris qu’il me fallait continuer à marcher » (Les T M, p. 104)

En ville toutes les certitudes, l’assurance et l’éducation acquises au village s’estompent et cèdent la place aux impostures, aux tromperies et aux manigances de la cité qui favorise chez le personnage féminin le doute et la remise en question de ses propres valeurs inhibées et murmurées au plus profond de soi, par crainte d’être jugée négativement. Il s’opère alors chez la femme un bouleversement profond et tacite qui l’expose à toutes sortes de tentations, de dangers propices à la débauche. Elle devient vulnérable parce qu’elle n’est pas suffisamment armée pour affronter les exigences de la vie remuante de la ville ; même les femmes modernes ne réussissent pas à résister à ses tentations car , « Les femmes avaient conscience de leur échec dans la jungle dakaroise.» ( Un B E E, p. 161).

Cette comparaison de la ville à la jungle, ajoute, certes à des degrés mesurés, dans l’austérité et la difficulté pour le personnage féminin d’évoluer à l’intérieur de cet espace qui, par rapport à la jungle, tire ses caractéristiques de l’impitoyable monde des sauvages : c’est certainement pour montrer davantage le caractère dépréciatif de la ville sur la femme. En effet, la ville installe le personnage féminin, habitué aux espaces calmes et restreints du village, dans une situation confuse occasionnée par les bruits assourdissants de la ville où, nuit et jour se confondent dans des activités interminables lugubres des citadins. Ebahie, la femme dans l’expectative demeure sur ses gardes et se met sur la défensive comme une armée surprise par la puissance de feu de l’ennemi ; elle cherche alors ses repères dans la ville, ayant le sentiment d’être complètement égarée. Johanna Simentho explique :

« Pendant plusieurs jours, j’ai erré dans la ville, cherchant à en sortir coûte que coûte, j’étais comme un animal sauvage enfermé dans une cage. Hélas la ville était fermée de tous côtés par la mer alors je me résigne à rester ici provisoirement.» (Les T M, p. 104-105)

La ville, à la lumière de ce constat de Johanna, déprécie sans aucun doute le personnage féminin. En plus de l’anéantir, elle dépouille la femme de son identité et de sa personnalité, en bousculant ses propres certitudes, et constitue pour elle un lieu de négation par excellence ; négation de sa liberté de mouvement, de décider et de prendre ses propres initiatives face aux assauts répétés de la cité. Et le sentiment d’être perpétuellement devant l’inconnu verse le personnage féminin dans une angoisse existentielle quotidienne. Faatu se contente alors de voir la ville se déployer et répandre sur elle ses excès sous son regard impassible ; Car :

« Elle se réfugiait dans la contemplation nocturne de la ville, dans ses scintillements, ses néons, ses bruits étouffés, ses éclats de voix et de klaxons, ses jurons d’ivrognes, ses bagarres entre prostituées. » (Un B E E, p. 50)

A la différence de son village natal où elle est porteuse de mystère et d’enseignements ésotériques, où elle est aussi un moment pendant lequel, sous la complicité du clair de lune, les villageois selon l’ordre des âges se regroupent pour discuter, dire des contes, éduquer et se divertir, la nuit en ville lui a surtout donné l’impression d’être l’instant fugitif de prédilection, propice à toutes sortes de promiscuités, dans cet espace excessif pour le personnage féminin. Faatu passive et inerte suit « Les sortilèges de la ville nocturne (…) » (Un B E E, p. 57), et se demande :

« Etait-ce cela la cité ? Une nappe sombre et silencieuse, prise de soubresauts de temps à autres comme l’immensité de l’océan. Elle leur trouvait le refus de se livrer à l’inconnu, la même volonté d’effrayer tout en séduisant » (Un B E E, p. 57)

L’espace moderne est donc celui de toutes les contradictions, de tous les contrastes, où, le personnage féminin se démène et tente vainement de résister aux assauts répétés de l’inconnu. Un espace impitoyable et injuste dans lequel la femme se perd dans les marécages des vices imposés par l’immoralité et la déperdition des mœurs de la cité ; tout ce qui peut choquer ailleurs, devient banalité en ville sous le poids d’un modernisme démesuré. Dans un tel contexte, la ville devient pour la femme un espace d’exploitation multiple, un lieu où selon Cheik Ndao :

« (…) les gens apprenaient à s’enrichir aux dépens des autres » (Un B E E, p. 71)

C’est qu’en ville le personnage féminin acquiert des valeurs qui tiennent aux excès du modernisme et qui peuvent être chaotiques pour la femme. Est-ce la raison qui a poussé Faatu à suivre « la frénésie d’une vie moderne sans vertu » (Un B E E, p. 207) qui impose à la femme un espace angoissant d’évolution qui lui fait perdre tout espoir dans la vie ? Ce qui pousse la femme à perdre ses repères en ville, c’est surtout les faiblesses acquises, les complexes accumulés, dans cette « jungle dakaroise », qui bousculent et font s’affaisser les certitudes intériorisées au village, et qui la maintiennent dans les marécages inextricables du vice où, elle est obligée de se débattre vainement. C’est aussi cette fascination de la ville qui fige la femme dans l’inertie, l’expectative et l’impassibilité qui la rendent vulnérable et accessible face à ce que, dans un autre contexte, Philippe Berthier a appelé, dans l’introduction qu’il consacre aux illusions perdues d’Honoré De Balzac:

« (…) un sentiment si baudelairien de la monstruosité de la ville. (…) ses abysses infinis d’horreur et de merveilles, de sainteté et de souillure. Tout s’achète et se vend, les degrés de gloire sont mesurés par les degrés de prostitution. »

La fascination est source de motivation pour la villageoise tentée par l’exode dans l’espoir de retrouver en ville des meilleures conditions de vie et d’existence ; mais une raison tacite qui tient plus au prestige individuel qu’à autre chose qui puisse la motiver, comme celle d’acquérir en ville des valeurs inconnues au village. Cheikh Aliou Ndao dit :

« La population de femmes accourues louer la force de leur bras sans soupçonner ce que la ville cachait d’âpre et de repoussant. Elles venaient à Dakar, pleines de vie, curieuses d’apprendre, désireuses d’emporter de retour à leur village, quelque savoir-faire, le goût d’une modernité mal comprise, rien que pour épater les non civilisés qui avaient préféré les corvées de la brousse aux délices de la grande ville » ( Un B E E, p. 41)

Dans cet espace infini, austère et cruel, le personnage féminin ne semble pas suffisamment armé pour ne pas abdiquer. Faatu comme Johanna en sont réduites, au premier contact de la ville, à la domestication asservissante sans quelque forme de reconnaissance que ce soit ; Faatu est violée par Elias, son employeur, tandis Johanna est traitée comme une folle par Madické Sarr qui dit d’elle :

« - Je vais la faire examiner par le médecin de la Somancoa. Si elle est aussi folle que ses comportements le laissent supposer, il n’est pas question de la garder ici un jour de plus.» (Les T M, p. 102)

C’est que la ville espace lointain et chimérique d’une virtuelle réussite pour la villageoise, est malheureusement pour le personnage féminin source de désenchantement et de désillusion, source désespérée d’un espoir vain. Dans cette quête de l’ailleurs, un ailleurs meilleur que la vie difficile de leur village, les personnages féminins butent contre de multiples obstacles que la fragilité de leur personnalité, leur impréparation à la souffrance et à la misère que leur impose cet espace moderne insupportable et impitoyable pour eux, ne leur permettent pas de surmonter. La déception est donc grande pour le personnage féminin une fois en ville où la solidarité est quasi inexistante, l’inégalité accrue, où des gens meurent de faim tandis que d’autres versent le reste de leur repas dans les poubelles du quartier et où enfin, l’opulence côtoie la misère dans une indifférence méprisante. Dans ces conditions, comment la femme qui se trouve subitement seule dans un total isolement, peut-elle s’en sortir, elle qui est habituée à combler ses faiblesses par l’apport des autres ? Elle se rend à l’évidence qu’elle n’a pas d’autre issue que, soit d’abdiquer et succomber aux tentations chaotiques de la ville, au renoncement de soi, soit de se battre pour triompher malgré tout de la vie. Dans tous les cas, Cheikh Aliou Ndao s’interroge en ces termes :

« Comment Faatu était sortie de cette existence d’enfer. Quelle force de caractère, quelle volonté farouche, il lui a fallu emmagasiner pour triompher de ses malheurs ? » (Un B E E, p. 169)

La ville peut aussi être pour le personnage féminin, un espace de liberté politique, de contestation plus précisément. Cheikh Hamidou Kâne, dans Les Gardiens du temple explique, comment Daba Mbaye, en grande intellectuelle a participé à la grande manifestation contre le pouvoir à la place de l’indépendance. Sacrifice immense d’une femme qui aurait vécu paisiblement, mais que la ville a engloutie et versée dans le désarroi en la laissant sur sa propre fin. Cheikh Hamidou Kâne nous l’explique en ces termes :

« C’est l’univers autour de cette vivante qui a été vidé et qui à présent est exsangue. Daba Mbaye Seck n’est pas morte, mais où est le gain ? »

C’est sans conteste, le même désespoir qui habite Faatu, Johanna Simentho, celui de voir leur univers s’écrouler autour d’elles et de nourrir le sentiment du sacrifice vain, avec la complicité de l’espace moderne qui, avec ses complications, anéantit tout, y compris le personnage féminin. C’est dans cet espace que Johanna connaît ses premiers sévices. Ligotée de force et enfermée par Madické Sarr, pour avoir harangué la foule au marché Sandaga, elle sera traitée comme une folle délirante. La maison de Madické au cœur de ce quartier occidentalisé de Fann-Résidence, apparaît plutôt comme un espace moderne en miniature où Johanna subit le même sort qu’en prison. Enfermée et réduite aux strictes tâches domestiques, Johanna subit sa peine en silence. C’est comme cela que la ville progressivement écrase le personnage féminin, le dépouille de sa personnalité, le déprave avant de le livrer à lui-même et à sa merci. Ken dans Le Baobab fou tombe dans le même piège de la vie moderne, car dit-elle :

« J’avais découvert L.S.D. et ses angoisses. L’alcool et ses humeurs. L’amour libre. Rapidement je m’étais trouvée affublée d’une étiquette. (…). Je traînais dans les cafés et les bars, (…) ; mes compagnons étaient les marginaux et les intellectuels d’une société en décadence »

Ce qui pousse la femme en ville à se replier sur elle-même, à inhiber ses propres valeurs pour adopter, à ses périls, celles venues d’ailleurs. C’est aussi dans cet espace que Faatu connaîtra les durs moments de son existence. Elle y subira toute sorte d’injustice et de vices (le viol d’Elias, le mariage forcé avec Paa Diallo, le concubinage avec Grégroire, ses escapades nocturnes avec ses amis de débauche et son mariage d’intérêt avec Ibra). Dès lors, la femme succombe aux charmes de la ville, espace de vie antirationnel et chaotique pour elle, et, où s’enchaînent les vices. En réalité surprise et fascinée, la femme ne sait plus, dans un premier temps, à quel saint se vouer, quel cours donner à son existence. Elle se contente alors comme Ndella d’accepter les impositions de divers ordres, liées à la vie en ville. En effet, Ndella affirme :

« Je ne savais pas encore quelle direction donner à mon existence, je savais seulement que je n’allais plus subir mon Destin, au contraire, j’allais le fustiger, le Destin, le faire marcher droit au but jusqu’à ce qu’il ait les pieds enflés où deviennent dingue ! » ( Les T M, p. 235)

Pourtant en toute logique, Ndella devrait pouvoir résister à la ville et à ses excès, contrairement à Johanna et Faatu, pour la simple raison qu’elle y a grandi et y a connu une éducation moderne que son instruction à l’école lui a prodiguée ; seulement est-ce compter avec la puissance, la force avec laquelle la ville attire la femme dans un gouffre insondable ?

Dans la littérature sénégalaise, cette désorientation de la femme semble inéluctable dès son premier contact avec la ville ou dans son évolution dans cet espace moderne. C’est pourquoi il se peut qu’elle s’y meuve ou s’y attache, soit positivement, soit négativement, par habitude. Johanna dit malgré elle :

« Je voulais rester dans la grande cité où je me suis fait des amis, j’aimais ses bruits et ses grandes maisons, ses vastes boulevards illuminés, (…), toutes ses belles choses qui franchissaient à grandes enjambées le fleuve pour venir jusqu’à nous. » (Les T M, p. 191)

Impassible, malgré les atouts que lui offrent ses prédispositions intellectuelles pour résister à la ville, Ndella ne peut se contenter, elle aussi, que d’une :

« (…) tentative dérisoire de s’approprier un instant la ville dans sa totalité. En vain, pour elle, la ville, ça ne voulait rien dire, ce n’était qu’un monstre massif et tentaculaire, insaisissable » (Les T M, p. 14)

La ville est donc un espace, certes ouvert à plusieurs horizons et perspectives mais paradoxalement plein de contraintes pour le personnage féminin qui, s’il n’y prend garde, risque de tout y perdre. Faatu y a tout abandonné, sa personnalité, sa dignité et l’honneur de sa famille : sa floraison, le « symbole de son adolescence », de même que sa compagne de Fass Diboor qu’elle qualifie comme :

«(…) Une fille du groupe perdue par Ndakaaru. Comment la vertu pouvait-elle perdre si facilement devant le vice ? » (Un B E E, p. 111)

Ndella aussi ! Sans compter les autres femmes anonymes qui, dans l’ombre, subissent leur peine en silence et vivent le désarroi quotidien. Johanna elle, au-delà de ses souffrances, y a appris à mépriser davantage le blanc et à renforcer son nationalisme.

Ce qui est sûr, par contre, c’est que la femme s’y accomplit, s’y forme et y acquiert de nouvelles valeurs qui peuvent être à la fois positives ou négatives mais généralement contraignantes pour elle. Nogoy, dans Un bouquet d’épines pour elle, dit à Faatu que « (…) la vie à Ndakaaru est une école qui te façonne à sa manière » (Un B E E, p. 185), même si l’apprentissage des pratiques de la ville est chaotique pour elle. A la différence de la ville, l’espace traditionnel offre à la femme des moyens d’évolution qui sont spécifiques au village.

- L’espace traditionnel : le village

Si la ville est un espace chaotique et dramatique pour le personnage féminin, un espace où il semble se perdre le plus, comme nous l’avons déjà montré, le village, espace traditionnel est le lieu où il subit certes des pressions, des censures et des privations dans les strictes rigueurs de la tradition ; mais aussi, un espace où il semble se réaliser le mieux. Dans le cadre de notre étude, l’espace traditionnel n’est pas amplement traité dans l’évolution du personnage féminin par les auteurs que nous avons choisis, néanmoins nous allons montrer dans quelles proportions il peut jouer un rôle dans l’itinéraire du personnage féminin.

Généralement conçu sur le pouvoir de l’homme qui exerce sa prééminence et son hégémonie sur la femme, l’espace traditionnel apparaît à priori pour celle-ci comme un lieu où elle n’évolue que par rapport à un certain nombre de contraintes. Mais, à la différence de la ville, ces contraintes sont érigées en règles auxquelles la femme est sommée de se soumettre.

Il apparaît, dès lors, que l’espace moderne qui est un lieu de liberté, voire de libertinage contraste avec l’espace traditionnel où la conduite de la femme est surveillée et réglée de très près. Mouhamadou Kâne écrit que pour la femme :

« la tradition n’apparaît plus dans les romans que comme un obstacle à la liberté, comme l’instrument par lequel les nantis préservent leur position. »

Ce qui est constant c’est que l’espace traditionnel est pour la femme un milieu équilibré où, en même temps qu’elle voit sa liberté se restreindre sous le poids de la tradition, la femme acquiert des valeurs positives et solides qui lui permettent de mener une vie paisible. Les femmes s’y façonnent parce que c’est le seul lieu où elles peuvent être fières de préserver leur dignité et leur honneur de femmes, malgré les traditions. La ville nous a révélé un personnage féminin faible et anéanti, le village nous livre l’image d’un personnage féminin accompli, heureux d’évoluer dans un espace qui marque les limites d’actions des uns et des autres de manière clairement définie. Dans cet espace, les différences entre l’homme et la femme relèvent plus de normes acquises et acceptées par tous que d’une inégalité et d’une injustice sociale imposées, comme en ville, par un système calqué sur le modèle occidental. Le village est le lieu où la femme exprime sa vraie identité en affirmant sa véritable fierté par l’exaltation de ses différences, et cela sans complexe. Pour Lylian Kesteloot, l’espace traditionnel du village est le lieu où la femme est :

« (…) encore différente des autres parce qu’elle hérite d’une civilisation différente et de laquelle (…) [elle] réapprend à être fière.»

Seulement cette fierté ne se conçoit-elle que dans la mesure où, même sous le poids de ses contraintes, cet espace donne au personnage féminin le sentiment d’être en sécurité, de pouvoir s’affirmer sans risquer d’être jugé péjorativement, comme dans l’espace moderne. Si par exemple, Anta (la cousine de Faatu) dans Un bouquet pour elle, a pu résister aux tentations de la ville, c’est parce qu’elle a su garder intactes les valeurs durement acquises au village que les charmes d’une vie moderne ont fait perdre à Faatu. Ce sont des valeurs sûres de l’espace traditionnel parce qu’elles donnent au personnage féminin l’éclat et la force de caractère qui lui permettent d’être la référence de toute une génération, voire même de toute une société. Faatu pense de sa cousine, Anta :

« Elle lui rappellerait simplement ce que les ancêtres ont légué de l’image de la femme : respect de soi, pierre angulaire de la société, miroir de l’avenir de nos enfants, lien éternel entre le passé et le présent. » (Un B E E, p.27)

Cela témoigne de l’importance de la place que l’espace traditionnel concède à la femme qui devient par cette analyse de Cheik Aliou Ndao et par la voix de Faatu, un personnage incontournable dans la société traditionnelle bien qu’elle ne soit pas toujours au premier rang de la hiérarchisation sociale. Personne n’ignore le poids avec lequel la Grande Royale a pesé, dans L’Aventure ambiguë, sur la décision grave qu’il fallait prendre d’envoyer ou non les jeunes Diallobés à l’école nouvelle. Dans cette société des Diallobés foncièrement traditionaliste et conservatrice, elle a su malgré tout bousculer les normes et les règles pour faire prévaloir son point de vue, par la faveur certes de l’indécision du chef et du maître des Diallobés qui n’ont pas voulu trancher la question. Pourtant c’est une femme parfaitement ancrée dans les traditions car, dit-elle :

« Nous autres Diallobés, (…) nous pensons que la femme doit rester au foyer.» (L’A A, p. 56)

C’est dire donc que l’espace traditionnel malgré la rigueur qui le caractérise ne prive pas la femme de prérogatives en l’anéantissant ou l’abrutissant complètement, comme dans l’espace moderne. Le village apprenait aussi à la femme des valeurs de discrétion, de patience qu’elle perd en ville. Le personnage féminin, à l’image de Anta « avait hérité du village la pondération et le don d’observation (…).»(Un B E E, p. 28). Des valeurs qu’aujourd’hui la ville a fait perdre aux femmes. Le village offre alors à la femme l’image d’un personnage rassuré et fort, capable d’intérioriser et d’incarner des valeurs immuables qui résistent aux différentes tentations venues d’ailleurs. Dans ce milieu la femme porte sa féminité avec dignité et rigidité, mais garde son honneur et celui de se toute sa famille. Toutes choses qui donnent au personnage féminin une force de caractère qui impose le respect malgré la soumission qu’il doit à l’homme dans l’espace traditionnel. L’image la plus forte c’est celle de la Grande Royale qui résume à elle seule, du fait de son profond ancrage dans la tradition, l’ensemble des valeurs essentielles et fondamentales que l’espace traditionnel développe en la femme. Cheikh Hamidou Kâne dit :

« (…) par ce visage (…) tout ce que le pays compte de tradition épique s’y lisait (…) sur tout ce visage il y avait comme le souvenir d’une jeunesse et d’une force sur lesquelles se serait opposé brutalement le rigide éclat d’un souffle ardent.» (L’A A, p. 31)

L’assurance et la tranquillité d’esprit que le village offre au personnage féminin sont d’autant plus significatives et fortes que la femme qui y déroge, risque de perdre définitivement. Faatu dans Un bouquet d’épines pour elle a conscience de cela et se résigne à expliquer sa situation en ville par le fait de son éloignement de l’éducation du terroir. Cheikh Aliou Ndao nous dit :

« Elle était consciente de s’être tellement éloigné de l’enseignement du village qu’elle n’osait plus se poser de question » (Un B E E, p. 14)

L’inexcusable pour Anta, parfaitement ancrée et imprégnée des enseignements et de l’éducation du village, c’est comment Faatu jeune fille du village en est arrivée à ce stade de débauche. L’explication se trouve assurément dans les propres termes de Faatu qui murmure à propos de Anta :

« Un jour, je lui raconterai peut-être comment une fille de la brousse, élevée dans des traditions presque intactes, en est arrivée là où j’en suis.» (Un B E E, p. 12)

Elle se trouve aussi, sans aucun doute, dans l’impossibilité pour elle de choisir parmi un ensemble des valeurs rurales et modernes à priori distinctes les unes des autres, donc forcément ambivalentes, qui se disputent la primauté de la même personne. C’est qu’en elle s’embrouillent les valeurs délaissées de l’espace traditionnel et qui sont bousculées par les tentations nouvelles de l’espace moderne. Le mieux pour la femme, semble-t-il, c’est de rester profondément attachée à l’espace traditionnel qui apparaît à cet effet, comme un lien sûr où la femme subit moins de tentations. Cheikh Aliou Ndao nous révèle par la voix de Faatu :

« Elles comprenaient que nous étions toutes de la brousse et que l’air de la capitale ne devait rien enlever de notre univers intérieur. L’héritage reçu du village, l’atmosphère de la savane dans toutes les teintes imaginables, dans les bois les plus familiers nous avaient marqué de la même façon.» (Un B E E, p. 285)

Cet espace qui semble coercitif pour la femme du fait de la rigueur qui le caractérise ne l’est pas pour autant. Même si la tradition et ses complications empêchent les femme de s’investir, de s’impliquer dans l’ordre social et, restreint ainsi leur marge de manœuvre ou les isole du fonctionnement de la société traditionnelle, en leur réservant des tâches secondaires, il n’en demeure pas moins important de rappeler qu’elles assument pleinement leur rôle dans la mesure où les contrai

ntes sont acceptées comme relevant de l’ordre du fonctionnement de la société traditionnelle. Dans ces conditions, l’espace traditionnel peut paraître comme celui de toutes les privations pour la femme, mais la pleine conscience de ces contraintes que la femme a fini d’intérioriser atténue tout cela. Ndella dans Les Tambours de la mémoire corrobore en ces termes :

« Je ne suis qu’une femme et il y a tellement de choses que pour des raisons compliquées les traditions de ce peuple interdisent aux femmes.» (Les T M, p. 22)

Or, dans l’espace moderne, comme nous l’avons montré plus haut, la femme se sent moins en sécurité parce que l’individu prime sur tout et la femme est livrée à elle-même. Dans l’espace traditionnel elle y connaissait la paix et la tranquillité malgré les contraintes sociales parce qu’au village, dit Faatu : « (…) tout formait un lien avec un être cher (…) » (Un B E E, p. 50). Cet esprit de solidarité inhérent à l’espace traditionnel permettait à la femme de s’épanouir pleinement tout en sachant que tout était sous le contrôle de la communauté. L’espace traditionnel du point de vue physique est beaucoup plus vivable qu’en ville où tout est bruyant et étouffant. En effet, Le village favorisait une vie paisible pour le personnage féminin ; qui plus est :

« Le village avait beaucoup plus le sens de l’hygiène (…) le grand espace, l’air libre, la propreté de la campagne.» (Un B E E, p. 71)

Toutes ces caractéristiques de l’espace traditionnel contrastent avec l’exiguïté de la ville de par la vie trop agitée qu’on y mène. Dans Les Tambours de la mémoire, par contre, l’espace traditionnel est moins vivant parce que le village a été déserté par ses habitants. En effet :

« Wissombo lui apparaît immédiatement comme un village déserté par ses habitants, il y restait très peu de jeunes des deux sexes » (Les T M, p. 179)

A Wissombo, le personnage féminin est confronté à une situation exceptionnelle puisque le village est soumis à l’administration sévère de l’envahisseur. De ce point de vue, la femme y évolue péniblement. Or, dans L’Aventure ambiguë, la Grande Royale évolue, certes dans un espace traditionnel très conservateur, mais où Cheikh Hamidou Kâne lui concède une certaine prérogative. Elle est au centre de toutes les décisions importantes et n’hésite pas à empiéter sur les règles pour faire valoir ses idées, dans un espace traditionnel où toutes les décisions devraient être prises par les hommes ; les femmes devant se contenter de les exécuter. C’est le cas lorsqu’il fallait prendre la décision cruciale et chaotique d’ouvrir le pays des Diallobés, trop hermétique et conservateur, à l’Occident, par le truchement de l’école nouvelle. Seule contre tous, elle a fait passer, après avoir convaincu le chef et le maître des Diallobés à accepter, l’idée selon laquelle :

« L’école étrangère est la forme nouvelle de la guerre que nous font ceux qui sont venus et il faut y envoyer notre élite, en attendant d’y pousser tout le pays » (L’A A, p. 47)

C’est que l’espace traditionnel, malgré ses contraintes, peut offrir à la femme la plénitude, un havre de paix, quand bien même, dans cet espace, tout la prédispose à la soumission et à l’obéissance aux règles et aux normes du groupe qui font primer généralement l’homme sur elle. Pour autant, cela ne veut pas dire que la femme est ravalée et assujettie à des tâches avilissantes. Bien au contraire, la réalité est autre : « la femme étant le symbole de la perfection d’une société » (Un B E E, p. 142)

Elle est au début et à la fin de tout, de l’avis de Cheik Aliou Ndao qui affirme qu’au village :

« (…) la femme prolongeait la terre, la nourricière primordiale à la fois commencement et étape ultime » (Un B E E, p. 98)

Cela veut dire, malgré sa position de faiblesse, elle n’en occupe pas moins une place importante dans la société traditionnelle. Même dans cet espace particulièrement conservateur rien ne se fait à l’insu du personnage féminin dont la voix demeure prépondérante même s’il ne s’affiche pas sur la place publique ;voix simplement murmurée et soufflée à ceux qui prennent des décisions, dans les coulisses des maisons. N’est-ce pas, de cette façon, que la Grande Royale a réussi à convaincre le chef et le maître des Diallobés à s’abstenir, avant d’annoncer l’ouverture du pays par l’envoi des jeunes Diallobés à l’école nouvelle. En outre, quel homme, nonobstant son ancrage dans les us et coutumes du village, peut prétendre résister longtemps à la volonté de la femme ; en tous les cas, le narrateur dans Un bouquet d’épines pour elle ironise en ces termes :

« Combien de temps un homme est sensé tenir lorsqu’il possède un secret que sa femme a décidé de connaître ? » (Un B E E, p. 165)

Dans l’espace traditionnel, la femme pouvait donc parfaitement garder un peu de liberté et être traitée, avec tous les égards, par l’homme, tout en gardant ses valeurs et sa dignité inhérentes à l’éducation du village. Contrairement à ce qu’on l’on pourrait croire avec certitude, la rigidité des règles et des normes d’existence dans l’espace traditionnel n’empêchait pas la femme de s’épanouir. Faatu, même séduite par la ville, reconnaît à la femme traditionnelle sa réelle valeur, en affirmant :

« J’appartenais à une civilisation où la femme n’a jamais été écrasée. Jamais je ne voyais autour de moi ma mère ou mes sœurs regretter d’être femme et se considérer comme des êtres inférieurs » (Un B E E, p. 24)

Au terme de l’étude de l’espace d’évolution du personnage féminin, il apparaît clairement que celui-ci modèle son comportement par rapport à l’espace qui exerce sur la femme des influences certaines. En effet, le comportement de la femme diffère selon qu’elle se trouve au village ou en ville. Et villageoises comme Faatu et Johanna Simentho, la ville les installe dans une vie infernale qui les oblige soit à se replier sur elles-mêmes pour préserver ses traditions, comme Anta (B E E) ou Johanna Simentho (T M), soit à sombrer dans une vie de débauche succombant ainsi aux tentations multiples de la modernité, comme Faatu. Mais au-delà de l’espace, le temps aussi enchaîne le personnages féminins dans des dimensions incommensurables.

III. Le temps d’évolution du personnage féminin

Le temps d’évolution du personnage féminin est difficile à étudier. Il ne s’inscrit ni dans la durée des évènements vécus, ni dans les limites concrètes de son évolution. Il se déploie par intermittences et enchaîne la femme dans des incertitudes où elle est susceptible de se perdre. Il est, tout à la fois pour la femme, source d’austérité fuyante, de souffrance itinérante, d’un profond sentiment d’anxiété qui la poursuit partout dans son évolution dans la création littéraire sénégalaise, du fait du caractère instable du temps, par ailleurs terne et monotone. Le temps tient aussi le personnage féminin, en le soumettant comme il veut à un rythme tellement accéléré que sa nonchalance naturelle ne permet pas de suivre. Le temps est, pour les auteurs dont nous étudions les œuvres, un prétexte pour mieux attribuer à la femme des rôles difficiles, chaotiques et antirationnels liés à l’austérité et à l’évanescence du temps.

Il donne aussi, à l’espace physique auquel il est étroitement lié, un sens. Le mouvement du temps en milieu moderne (la ville) n’est pas de la même nature qu’en milieu traditionnel (le village). Si au village, il est latent et monotone jusqu’à l’ennui pour la femme, en ville, il semble s’accélérer et filer subrepticement, mais dramatiquement pour elle. Généralement donc, la femme subit le temps qui l’étreint et exerce sur elle une pression infernale et insupportable, au point qu’elle ne la sente passer que dans l’indifférence et l’inadvertance totale.

Nos auteurs se servent du temps, dans leurs œuvres, pour résumer dans le temps (présent comme passé) la vie des différents personnages féminins, par exemple. Par des analepses , ces retours fréquents dans le passé, ou flash-back, ils se servent du temps pour retracer la vie des personnages féminins qu’ils représentent dans leurs œuvres. Ces analepses sont des unités temporelles qui leur permettent de suspendre et de reprendre la représentation de plusieurs personnages féminins, sans en occulter la quintessence. Dans Les Tambours de la mémoire, par exemple, elles permettent au narrateur de représenter, simultanément, Johanna Simentho et Ndella, sans que la représentation de ces deux personnages féminins soit confondue. C’est que la fréquence des retours au passé enrichit davantage la représentation du personnage féminin, par la rétrospection, c’est-à-dire,

« L’évocation après coups d’un événement antérieur au point de l’histoire où on se trouve.»

Dès lors, le temps permet à nos auteurs de résumer, en une courte durée, l’essentiel de la représentation du personnage féminin. Par des anachronismes, une occultation volontaire de la datation de certains faits historiques, sur l’histoire du personnage féminin représenté, le roman de Boubacar Boris Diop par exemple, résume la vie pleine et active de Aliine Sitoe Jaata, de son nom de fiction Johanna Simentho, en des étapes temporelles, ponctuelles et furtives, qui ne s’inscrivent ni dans la durée, ni dans une chronologie avérée. A cet effet, le temps permet, tout en gardant la substance fondamentale de l’évolution du personnage féminin représenté, de nous informer sur sa vie, en épargnant à nos auteurs d’entrer dans les vétilles. Par une technique, proche du jeu mnémotechnique qui consiste à revenir sur une histoire au point où le narrateur l’avait laissé en entamant une autre, Boubacar Boris Diop réussit à représenter plusieurs personnages féminins, Johanna et Ndella, dont les récits différents se superposent et s’embrassent, sans que le lecteur, par exemple, ne se perde. Il s’agit d’alterner des projections vers le futur et des retours au passé, pour mieux représenter le personnage féminin. En réalité, l’élasticité du temps permet la juxtaposition ou la superposition des récits des différents personnages féminins représentés dans les œuvres de notre corpus. Et malgré les écarts des époques, des dates qui caractérisent les différents récits, la représentation du personnage féminin ne souffrirait point des exigences limitatives et extensive du temps. Ainsi essayerons-nous d’étudier le temps en tant qu’espace imaginaire d’évolution pour le personnage féminin par rapport à l’espace physique.

a. Le temps dans la représentation du personnage féminin

Dans Un bouquet d’épines pour elle, le temps engloutit et dévore le personnage féminin, à son insu. Faatu, l’héroïne du roman, ne sent même pas sa vie s’écouler et s’écrouler sous les marécages des vices du temps: La débauche, la prostitution, l’alcool, le concubinage, l’entremise etc. Le temps ne lui offre même pas l’opportunité d’une prise de conscience, du recul par rapport aux évènements qui s’accélèrent et s’enchaînent les uns après les autres avant de s’abattre sur elle, comme sur le coup d’un sort néfaste, sans même lui offrir la latitude d’entrevoir le danger. De même, ce qui change le cours de sa vie, de son évolution, c’est-à-dire le viol commis par Elias, s’accomplit si rapidement, le temps d’une pluie, qu’elle n’a pu réagir. Cheik Ndao dit à ce propos :

« Le spectacle que l’oncle n’aurait pas pu supporter fut cruel, rapide et bestial. Elias se leva brusquement de son divan, pénétra dans la cuisine, Faatu dormait profondément malgré le tapage de la tornade. Lorsqu’elle se réveilla, elle eut l’impression d’étouffer. (…). Faatu sentit son bas ventre se déchirer, elle perdit connaissance. » (Un B E E, p.109)

Le temps de narration, en l’occurrence le passé simple, atteste aussi de la rapidité du geste qui allait définitivement changer le cours de l’existence de Faatu. Malheureusement pour elle, le temps a pérennisé cet acte dans la durée, car dit-elle :

« la plaie béante que l’acte d’Elias avait ouverte en elle refusait de se fermer, elle saignait abondamment (…) » (Un B E E, p. 298)

C’est comme si le temps surprenait le personnage féminin dans sa quiétude, pour l’enchaîner, avec un cortège de malheurs, dans le vide du gouffre insoluble, dans une vie superficielle et monotone faite de répétitions. En réalité, ce qui rend sa vie superficielle, c’est l’évanescence du temps qui emporte dans son mouvement le personnage féminin. A défaut, il s’écoule, comme un fleuve qui, lassé de son agitation, s’abat nonchalamment sur la berge, et installe la femme dans l’ennui et la débauche. Le premier acte qui lie Ndella à Ismaïla, alors que tout devait les séparer, se fit et s’accomplit sans qu’ils aient le temps de réaliser quoi que ce soit. Ismaïla dit à ce propos que : « Je n’ai même pas eu le temps de comprendre » (Les T M, 48)

C’est certainement de la même façon, sinon plus désarmée, plus exposée, que Ndella subit le temps. Subrepticement, accuse-t-elle, impuissante, comme le personnage féminin en général, les assauts répétés et les manifestations dramatiques du temps, avec ses désagréments, en exerçant sur elle une forte pression de laquelle elle ne réussira jamais à se départir. N’est-ce pas le sentiment de l’héroïne de Mamadou Samb, dans De pulpe et d’orange, qui exprime son désarroi et son amertume, face au temps, en ces termes poétiques :

« (…) Temps sans vie

Temps vide de vie

Temps de vie vide

Tant de temps vide de vie. »

Quand le personnage féminin a le sentiment d’être perdu, le temps, du fait de son élasticité, lui donne l’impression d’être englouti. Il s’étire alors, dans la platitude de l’ennui et de la monotonie, à l’insu de la femme qu’il enserre en prolongeant son angoisse existentielle. C’est certainement, ce qui pousse Daba Mbaye, dans Les gardiens du temple de Cheikh Hamidou Kâne, à affirmer la nécessité de résister au temps :

« (…) il est urgent de résister à l’angoisse due (…) à la hantise du temps qui fuit »

La conscience de la difficulté du personnage féminin de suivre les mouvements du temps, pousse peut-être Daba Mbaye à demeurer dans l’expectative, face à ce qu’elle appelle : « la marche inexorable du temps. » . Le temps, de ce point de vue, devient contraignant pour le personnage féminin, en l’entraînant, malgré lui, dans des péripéties incalculables. Or, la femme ne réunit pas toujours, dans son évolution, les conditions qui puissent lui permettre d’échapper aux assauts répétés du temps. Cependant si fuyant et restreignant qu’il puisse être pour le personnage féminin, le temps se précise pour lui dès lors qu’il ne peut pas se jouer de certaines certitudes indubitables comme la conscience de sa propre mort, pour ce qui concerne Johanna Simentho. A cet effet, le temps semble se suspendre et fixer Johanna seule face à son destin, en la poussant à l’assumer, si chaotique qu’il puisse être. C’est peut-être le moment prédit par Boureima où Johanna devrait hélas abdiquer face au puissant ennemi et à la volonté des esprits, mais surtout pour sauver son peuple de l’effusion de sang, sacrifice qui serait inutile puisque la circonstance du moment permettait que l’autre bord vainque. Boureima nous précise à ce propos :

« (…) depuis qu’elle était entrée dans ma case, l’odeur de la mort - je la connaissais bien maintenant - s’était assise sagement à ses côtés » (Les T M, p. 182)

Pour la première fois le temps ne semble pas fuyant pour le personnage féminin, ne semble pas le perdre dans ses propres pérégrinations, dans ses sempiternelles incertitudes. Bien au contraire, il l’installe dans la certitude de sa propre fin, sa mort et, par la même occasion, freine le mouvement de Johanna, par exemple, tout en continuant le sien : « -la reine te fait savoir que c’est demain le jour » (Les T M, p.184)

Et comme pour le conforter dans ses certitudes, le narrateur nous apprend :

« le lendemain, en effet, nous avons vu le blanc de Dinkera arriver à Wissombo (…) le blanc de Dinkera a laissé éclater sa haine et sa rage longtemps contenues en giflant la reine sous nos yeux » (Les T M, p. 184)

C’est parce qu’il poursuit le personnage féminin jusque dans ses derniers retranchements que, même pour le moment de la reddition de Johanna, il choisit de l’accompagner jusqu’à ses moindres gestes et son choix ultime de céder face à la force du destin. L’image forte et métaphorique du temps rendu vivant, parce qu’assimilé à une mère en parturition, ajoute dans l’influence que celui-ci exerce sur le personnage féminin de Johanna :

« (…) et te voici surgie toute ruisselante des entrailles du temps (…) » (Les TM, p.209)

Dans ces conditions, le temps ainsi personnifié va incarner les rôles d’un véritable personnage. Ici, il révèle l’image d’une mère soulagée et comblée qui, après le geste de fécondité d’avoir mis, au monde, un enfant exceptionnel, se fait l’obligation de veiller sur lui. Il devient alors pour le personnage féminin, une sorte d’autorité énigmatique et subjective, mais toujours présente avec ses allures et ses apparences fuyantes pour la femme. Aussi, pour une fois, devient-il affection pour Johanna puisqu’il se substitue à Elobyé, sa mère disparue très tôt. En réalité, il est rendu ici vivant pour fixer l’événement exceptionnel qui annonce la venue au monde de la femme prodige et salvatrice de son peuple. Ayant le caractère évanescent et insoluble, le temps exceptionnellement est maîtrisé par le personnage féminin : c’est la victoire du vivant sur le mouvant, sur l’évanescent ; N’est-ce pas pour ajouter davantage dans les prémonitions du « vent mystérieux » qui poursuit sans cesse Johanna et qui prédit un destin exceptionnel pour elle ? Il est dit dans la narration :

« Selon la reine Johanna le vent revient toujours » (Les T M, p. 209)

Dans L’Aventure ambiguë par contre, il semble que ce soit le personnage féminin qui est à la poursuite du temps. C’est que les réalités et les motivations de la femme ne sont pas les mêmes. La Grande Royale, par exemple, sentant l’évolution rapide du temps les abandonner dans les conditions stéréotypées du conservatisme traditionnel devenu suranné, explique le retard des Diallobés par le mouvement du temps qui a favorisé la domination de l’envahisseur venu d’outre-mer. Au lieu de subir les manifestations néfastes du temps, elle anticipe sur son mouvement en suggérant aux Diallobés de s’ouvrir à l’Occident de par l’école nouvelle où ils apprendront, à l’image du blanc, à maîtriser les outils et les mécanismes du temps, car dit-elle :

« (…) il faut aller apprendre chez eux l’art de vaincre sans avoir raison. Au surplus, le combat n’a pas cessé encore » (L’A A, p. 42)

A la différence de Faatu et de Johanna, la Grande Royale paraît avoir une emprise sur le temps, à l’instant même où il s’écoule. Sa forte personnalité, sa sagesse, ses prédispositions prémonitoires lui permettent d’anticiper sur le temps. Il faut dire qu’elle appartient à une société de calcul, de mesure et de rigueur où tout, chaque geste, chaque action s’inscrit dans une durée bien déterminée. Elle appartient à un monde où tout se discute, tout se décide ensemble et, le moment ou le temps d’exécution est aussi choisi en communauté.

b. Les anachronismes dans la représentation du personnage féminin

Il s’agit d’aborder la question de l’inexactitude du contexte temporel dans lequel nous pouvons situer l’évolution du personnage féminin par un événement, une histoire donnée. Ce n’est pas donc par ignorance, mais à dessein que le narrateur, par exemple, dans Les Tambours de la mémoire, inscrit le temps d’évolution du personnage féminin dans une perspective anachronique ; ce qui lui permettrait de se jouer de la vraisemblance en brouillant les pistes dans la fiction. Les anachronismes qui sont présents dans la narration, selon la définition de Gérard Genette :

« (…) peuvent se porter dans le passé ou dans l’avenir plus ou moins loin du moment de l’histoire où le récit s’est interrompu pour lui faire face.»

Ce qui caractérise le temps d’évolution du personnage féminin dans Les Tambours de la mémoire, c’est justement les anachronismes. La récurrence des indications temporelles qui ont la particularité d’être imprécises s’ajoutent à cela. Cette vacuité du temps voulue par le narrateur installe constamment Johanna Simentho, Ndella et les autres personnages féminins dans une sorte de flou qui les maintient, sans cesse, entre la fiction et la réalité. Nous avons relevé à cet effet quelques notions temporelles qui illustrent davantage les imprécisions du temps par rapport à l’évolution du personnage féminin : « un jour », « plusieurs mois avant », « depuis que deux jours auparavant », « beaucoup plus tard » (Les T M ) , etc. Il faut noter cependant que cette « précarité temporelle » que dénotent ces expressions ci-dessus, peuvent relever d’un double choix de la part du narrateur. D’une part, il peut s’agir d’une volonté délibérée pour lui de brouiller le récit véritable du personnage réel, Aliine Sitoe Jaata représentée dans la fiction par Johanna Simentho, afin d’éviter les ressemblances trop embarrassantes ou blessantes avec des personnages qui existent dans la réalité ou dans sa descendance et, qui pourraient prêter à équivoque. D’autre part, elle peut servir de prétexte pour circonscrire dans les limites de la fiction l’histoire du personnage féminin aussi mythique que Aliine Sitoe Jaata dont la restitution fidèle de l’histoire, sans anachronismes, risquerait sinon de diminuer de l’héroïsme légendaire de ce personnage, du moins d’ennuyer et de lasser de par sa longueur. A ce titre, Boubacar Boris Diop s’est saisi de l’opportunité que lui offre le temps pour passer sur certains traits de l’histoire de Johanna par des anachronismes, sans risquer d’occulter la quintessence du récit. Mais au même moment, le temps lui permet de pouvoir superposer les récits parallèles de Johanna et de Ndella, sans confondre la narration en maintenant de bout en bout la cohérence et l’harmonie des différents récits. Il est donc très fréquent de voir dans les romans de Boubacar Boris Diop, des écarts, des enjambements temporels qui lui permettent de glisser d’une histoire à une autre. Par ailleurs, ils lui permettent de suspendre le récit de Johanna pour entamer celui de Ndella, tout en maintenant le fil et le suspens de la narration ; ce qui lui donne les possibilités de les reprendre à partir de là où il les avait laissés. En suspendant le récit sur la mort de Fadel, notamment sur l’évocation de l’atmosphère qui règne dans la famille, pour reprendre celui de la vie de Johanna, le narrateur use d’un procédé proche de la mnémotechnique qui consiste, selon la définition du Petit Robert, à « aider la mémoire par des procédés d’association mentale qui facilitent l’acquisition et la restitution des souvenirs ». Il dit à cet effet :

« Comme je vous le disais tout à l’heure, j’ai reçu un colis de Wissombo » ( LesT M, p. 43)

C’est que ce procédé permet de glisser du passé, c’est-à-dire, des circonstances de la vie de Johanna Simentho, au présent qui consiste à la compilation des documents qui permettent de la restituer. Mais le plus important, c’est de pouvoir rapprocher la vie réelle et la vie dans la fiction de l’histoire restituée, sans laisser apparaître les écarts du temps. Cette utilisation maîtrisée du temps lui a certainement offert la latitude de rapprocher des évènements qui, selon la chronologie exacte du temps, sont loin les uns des autres mais qui, pour le besoin de la fiction, sont complémentaires. Cependant, il faut noter que l’incertitude du temps dont nous avons parlé un peu plus haut n’est pas valable dans tout le récit. Nous apprenons, par exemple, avec certitude la date de naissance de Johanna, car dit Ndella à Fadel : « Je sais qu’elle est née en 1920 (…) » (Les T M, p. 19)

Mais ce qu’elle ajoute quelques lignes après, nous révèle, encore une fois, l’imprécision du temps, notamment la date de disparition Johanna ; en effet, le narrateur dit :

« On l’a vue pour la dernière fois, paraît-il, à Tombouctou en 1946 » (L es T M, p 19)

Dans cette expression, la précision du temps est brouillée par l’expression « paraît-il », d’où une volonté de maintenir le personnage de Johanna dans l’énigme pour mieux entretenir le mystère qui l’entoure. Cette volonté de brouiller les pistes par le temps se confirme davantage dans ce qui suit ; Car le narrateur affirme : « à partir d’ici, mes souvenirs sont un peu confus » ( Les T M, p.48). Aussi est-il important de rappeler que même le temps du règne de Johanna semble résumé à trois ans : « elle avait régné trois ans seulement » (Les T M, p. 56)

Ce qui nous conforte dans cette idée c’est que l’écart qu’il y a entre la durée de son pouvoir et la plénitude de sa vie de résistante, est avéré. Est-ce le temps de la fiction ? Toujours est-il que la réalité ne peut être rendue dans la fiction que par un temps de narration qui ne saurait concorder exactement avec l’élasticité du temps dans la réalité. En toute logique, l’évolution du personnage féminin dans la fiction est conditionnée par les exigences du temps fictionnel qui répond aux limites de la structure narrative qui n’est pas aussi élastique que dans la réalité. Le temps d’évolution du personnage féminin est donc un prétexte pour Boubacar Boris Diop de surseoir à la réalité pour faire évoluer Johanna Simentho à une période anachronique du fait de l’imprécision des époques données. Le narrateur parle de Johanna comme d’une : « reine du siècle dernier ou même d’avant » (Les T M, p. 71)

Or il est dit, comme nous l’avons noté, que Johanna Simentho est « née en 1920 (…) ». Cet anachronisme qui est voulu expressément ne biaise pas pour autant le récit. Elle est, au contraire, pour Boubacar Boris Diop un dessein qui lui permet de tromper les indiscrets qui voudraient percer le mystère de la vie de Johanna Simentho. C’est que parfois pour le besoin de la narration, le narrateur peut se permettre d’occulter le temps qui devient alors une sorte de diversion pour rétablir l’histoire vraie, surtout quand Johanna, dans la fiction, représente une femme aussi controversée dans la réalité que Aliine Sitooye Jaata, car de l’avis du narrateur :

« La lecture du document permit par ailleurs à fadel de s’apercevoir que la reine Johanna y était constamment appelée Aliine Sitooyé Jaata » (Les T M, p. 61)

Personnage mythique et légendaire, Aliine Sitooyé Jaata ne peut être représentée dans une perspective temporelle où les contraintes liées aux spécificités de la fiction l’enchaîneraient, sans répit, dans les paramètres trop limités du temps narratif. Ce qui peut donc apparaître comme une contradiction, un anachronisme lacunaire, relève surtout d’une mystification de plus qui peut ajouter davantage dans la vie déjà mythique et légendaire de ce personnage historique ; Ce qui valorise davantage Johanna Simentho.

Cela est d’autant plus vrai que le narrateur lui-même a conscience de l’inexactitude et de l’imprécision des dates à propos de l’évolution de Johanna. Il nous apprend :

« C’est un fait que l’affirmation de Fadel (sur l’histoire de Johanna Simentho) pose problème. Sa crédibilité se heurte à de nombreux obstacles. Tout le contredit : la vraisemblance autant que les dates historiques.» (Les T M, p. 91)

Si donc, il y a des dissemblances temporelles, dans l’évolution de Johanna, c’est parce que, en toute logique, le narrateur l’aurait voulu ainsi, et nous l’avons expliqué plus haut. La confirmation de ce que nous soutenions à savoir que l’imprécision du temps grandit et augmente la notoriété de ce personnage en confortant davantage le mystère qui l’entoure, se trouve dans les affirmations suivantes de Badou, pour qui :

« le fait que notre ancienne domestique soit devenue - surtout dans les cercles politiques que fréquente Badou – un être quasi mythique le porte-drapeau de l’authentique libération de la patrie, n’est pas étranger à cette opportune imprécision » (les T M, pp. 95-96)

Les anachronismes, les pseudo-contradictions sur la vie de Johanna ou plus particulièrement sur son évolution dans l’univers fictionnel, sont d’autant d’occultations volontaires du temps, de subterfuges liés à la fiction qui permettent d’asseoir, mieux encore, et de perpétuer, dans une durée plus longue, le mythe de Johanna Simentho, tout en le maintenant dans les strictes vraisemblances de la réalité. C’est que Boubacar Boris Diop, en grand technicien du récit, a su par le temps rendre sa fiction invraisemblable, bien qu’il l’ait tirée de la réalité, et cela, pour mieux représenter le personnage féminin, Johanna Simentho, avec tout le mystère qui l’entoure.

c- Les rapports temporels dans la représentation du personnage féminin

Même si nous n’étudions pas le temps dans sa structure syntaxique, il est important pour plus de précision, de délimiter le temps d’évolution du personnage féminin, notamment les rapports entre le passé, le présent et le futur qui caractérisent son itinéraire, c’est-à-dire, respectivement sa vie antérieure, sa vie présente et ses perspectives par rapport à son évolution dans l’espace romanesque ou fictionnel.

L’étude du temps c’est aussi pour le personnage féminin, l’évocation et le souvenir de meurtrissures passées, de souffrances vécues, bref d’un passé sombre. Toutes choses qui ne contribuent pas à l’épanouissement du personnage féminin. La souffrance antérieure d’une vie mouvementée, par exemple, et marquée par les vicissitudes liées au temps passé, auxquelles s’ajoute l’incertitude d’une vie future peu prometteuse, pousse le personnage féminin à se consacrer à sa vie présente dont il est sûr qu’il peut jouir pleinement. C’est pourquoi Ndella dit :

« (…) en ce moment où la seule chose vraiment importante était de jouir de l ‘instant » (Les T M, p.235)

Malheureusement ces instants ne concèdent au personnage féminin qu’un bonheur fugitif, sporadique et précaire ; ce que Ndella appelle, fort justement, un « moment fugitif de bonheur et de folie ». L’allusion au passé est fréquente dans Un bouquet d’épines pour elle ; l’héroïne Faatu s’en sert pour expliquer sa vie présente dans le roman, marquée par la débauche et la promiscuité, car dit-elle :

« Mon existence antérieure était sans âme puisque je croyais que l’être humain se réduisait au seul plaisir » (Un B E E, p. 295)

L’évocation des rapports temporels entre le passé et le présent explique, quelque peu, le désarroi profond qui habite le personnage féminin incapable de se situer par rapport au contexte temporel.

Dans L’Aventure ambiguë, c’est l’incertitude des perspectives de l’avenir qui hante la Grande Royale. Entre elle et le futur, va s’engager une course au cours de laquelle, elle va accélérer la marche normale du temps en anticipant sur le processus d’ouverture vers l’Occident. Placée à la lisière du temps, plus précisément à l’instant où semblent se rencontrer le passé et le présent, la Grande Royale choisit de projeter sa vision dans le futur, vers l’avenir des Diallobés, dans l’espoir que, pour vaincre le temps avec ses perspectives modernistes, émancipatrices et chaotiques, il faudra aller cueillir jusque dans les entrailles du temps, les secrets qui bousculent l’histoire et en même temps le personnage féminin. Pour cela la Grande Royale devrait d’abord rompre les solides chaînes sur lesquelles s’est ligué un lourd passé de tradition et de conservatisme, par la nécessaire prospection des temps nouveaux ; En effet, tôt ou tard, l’évolution du temps prendra le dessus sur le passé et même le présent, fondés sur des pratiques devenues caduques. Ghislain Gouraige soutient que, c’est ce qui pousse :

« la dame royale à désigner Samba Diallo (en bousculant le temps) pour assumer l’expérience de la pédagogie occidentale (…) »

Il s’agit donc pour elle d’être en phase avec les temps nouveaux, tout en conservant intactes certaines valeurs acquises dans le passé. Evoquer l’un sans l’autre, c’est certainement inscrire le personnage féminin dans un processus d’évolution incertain et périlleux. En analysant le personnage de la Grande Royale, Ghislain Gouraige affirme que pour elle, « Il faut s’approprier la nouveauté en espérant conserver le passé (…) » ; Même s’il est persuadé que, c’est « (…) s’engager sur une voix stérile. »

Il semble alors que le passé peut peser lourd sur le personnage, il passe avec son lot de regrets pour la femme. Faatu pour effacer son passé incommode, tire un trait sur tout ce qui s’y rapporte allant même jusqu’à se débarrasser de son mari Ibra qui portait tout le symbole de son passé, occulter volontairement ses expériences avec Elias (son violeur), Paa Diallo (le vieux marabout indésirable) et Grégoire (son concubin) ou encore ses soirées orgiaques autour de la bouteille d’alcool avec des amis.

Le rapport entre le passé et le futur, nous le retrouvons dans Les Tambours de la mémoire où il semble qu’ils n’entretiennent pas seulement des liens d’opposabilité ou d’ambivalence mais surtout de relations de complémentarité, l’un par rapport à de l’autre, pour le personnage féminin. Le narrateur nous apprend que :

« Sans l’avenir le passé perd tout son sens, sans le passé les horizons de l’avenir restent invisibles » (Les T M, p. 83)

Ndella dans Les Tambours de la mémoire subit ce même poids du passé qui fait, par les flétrissures remémorées, saigner à nouveau ses plaies à peine cicatrisées. Le narrateur nous apprend à propos d’elle :

« (…) Ndella est aussi coincée (…). Oui souvent comme des convulsions de sa conscience, les jaillissements nostalgiques d’une vie antérieure tel un animal en cage souvent secoué par l’appel de la forêt » (Les T M, p. 13)

C’est que l’évocation de son passé n’est pas toujours radieuse pour le personnage féminin, surtout quand ce fut un passé douloureux et blessant comme celui de Faatu, de Johanna Simentho et Ndella, fait de privations, d’injustice et de violence. Or dans Les Tambours de la mémoire, tout est souvenir et évocation du passé. Les personnages féminins principaux Johanna Simentho, Ndella qui y sont représentés, appartiennent au passé à travers leurs vies qui nous sont racontées à posteriori. Même le titre est révélateur et porteur de ce passé, au sens où les tambours renvoient au retentissement, aux échos et, la mémoire au souvenir. C’est donc un récit en plein dans le passé qui exhorte au devoir de souvenir, mais surtout de souvenir d’un personnage féminin, Johanna Simentho dont le passé restitué dans le présent et porté vers le futur, tente d’embrasser le temps. Le récit de Cheik Aliou Ndao est aussi bâti sur le passé douloureux de la vie de Faatu, de même que dans l’Aventure ambiguë où il s’agit d’un conflit épique entre traditions et modernité, c’est-à-dire passé, futur et même présent.

 

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